La violence en temps de paix
En combattant le mal, nous ne faisons que le nourrir. Pris dans la spirale des événements, nous devenons malgré nous des prisonniers, répliquant le destin de nos prédécesseurs. Cette répétition sans fin tourne au cauchemar, réduisant l’Humanité à l’état de bête, détruisant le monde. La vision de la nature humaine est sombre, même sous un angle esthétique. La volonté de puissance, insensée, ne fait qu’aggraver le pire. Tenter de vaincre le mal mène inexorablement à un échec amer, comme un miroir qui nous renvoie notre double. Le monde est une tragédie grecque, un drame shakespearien : fuir notre destin est vain, il s’accomplit toujours. Lucides mais aveugles, nous sommes emportés par une volonté dérisoire – qui se propage dans un monde délabré, peuplé d’êtres brisés et meurtris par l’existence. Notre humanité n’a plus rien de divin, elle est rongée par des désirs incontrôlés. Nous sommes l’image fantomatique d’un négatif attendant son révélateur, avant le choc final.

TITRE DE LA SÉRIE   Farewell Rio
Ils avancent, transis, pétrifiés parmi les spectres, invisibles mais là, engloutis par le flot implacable d’une ville qui rugit sans relâche, la gueule grande ouverte. Chacun traîne son fardeau comme une seconde peau, rêche, râpeuse et écorchée. Dans cette masse compacte, chacun est une île, une solitude en mouvement, avançant au rythme de l’asphalte, noyée dans le vacarme incessant des voix et des moteurs. Des êtres figés, statues de chair façonnées par leur environnement, sculptés, érodés, puis rejetés sans ménagement dans l’abîme glacé de l’oubli urbain.
Et il y a ceux qui abandonnent, s’allongent et laissent le temps s’écouler, tapis entre deux cartons, dissimulés sous un drap aux souillures odorantes, leurs silhouettes immobiles, presque mortes, figées sur les trottoirs, exposées aux regards indifférents. Une jeune mère et son fils, deux ans à peine, bien vivants, attendent eux aussi que la nuit passe, assis sur un muret près du Zona Sul de l’Avenida Atlântica, affamés, offrant un sourire ténu aux passants qui daignent leur jeter une œillade furtive.
Les enfants foulent les rues dans cette atmosphère polymorphe, serpentent avec l’insouciance de ceux qui bravent le monde sans le savoir. Ils jouent sur les trottoirs défoncés, esquivant les badauds avec l’agilité de ceux qui n’ont plus rien à perdre… 
Une vivacité éphémère que la métropole finira par broyer sans pitié, mais qu’elle semble, l’espace d’un instant, laisser éclore avant de l’engloutir. Ils incarnent une promesse, celle d’un autre possible, avorté dans l’œuf. Et dans chaque venelle, on croise ceux qui regardent sans voir, silhouettes engourdies, solitudes figées, lasses, réduites à l’état de martyrs silencieux, piégés dans le brouhaha. Ils errent en marge de l’existence, à la fois présents et invisibles, silhouettes modernes de l’absurde et de l’anonymat, incarnations vivantes du paradoxe existentiel que la cité absorbe, digère, puis recrache sans mémoire.

Manuel Besse, Rio de Janeiro  2024, Ipanema.